Plaidoyer pour le remplacement de la machine à Tinguely fiscale par une taxe sur les transactions

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Jean Tinguely – Heuraka – Zürichhorn, Zurich, Suisse Photo : Micha L. Rieser CC-BY-SA-3.0

Contrairement aux projets de taxes dites «Tobin» qui se limiteraient à augmenter les recettes fiscales existantes en taxant seulement une partie des transactions boursières, ce que propose de réaliser le modèle de Taxe sur les Transactions Financières Électroniques (TTFE) imaginée par le financier zurichois Felix Bolliger, c’est de remplacer entièrement l’arsenal fiscal existant par une taxe sur l’ensemble des transactions financières électroniques, qu’il s’agisse des transactions boursières, commerciales ou entre particuliers.

Une transaction financière électronique est l’action qui consiste à transférer une somme d’argent d’un compte bancaire à un autre. L’action de retirer de l’argent liquide d’un distributeur ou de payer avec de l’argent liquide génère également une transaction financière électronique. Seules les transactions effectuées par un transfert d’argent liquide entre particuliers ne peuvent être considérées comme des transactions financières électroniques.

Dans sa proposition, probablement pour simplifier sa démonstration, Felix Bolliger limite la portée de la taxe aux montants échangés par l’intermédiaire du «Swiss Interbank Clearing» (SIC) qui est la plateforme informatique chargée d’effectuer les transactions financières entre les banques suisses. Le SIC sert également d’interface avec les plateformes équivalentes à l’étranger et les plateformes d’échange d’actions et de titres. Dans les statistiques mensuelles de la BNS de février 2013 [1], on peut observer que le montant total des transactions effectuées par l’intermédiaire du SIC en 2012 se montait à plus de 95 000 milliards CHF. De ce chiffre, Felix Bolliger a retenu comme base de travail un montant de 100’000 milliards CHF. Toutefois, ce montant est sujet à caution, car il est basé sur une anomalie dans les statistiques de la BNS. Le montant de 40’000 milliards CHF est probablement beaucoup plus réaliste.

Il faut noter que le SIC ne comptabilise qu’une partie des transactions effectuées en Suisse. Toutes les transactions de compte à compte au sein d’une même banque ne sont pas prises en compte. Malheureusement, il semble ne pas y avoir de statistiques publiées sur le montant total des transactions financières électroniques en Suisse. Par exemple, Postfinance a communiqué [2] le chiffre de 996 millions de transactions en 2014, mais pas le montant total de ces transactions.

Concernant les échanges de cotations boursières, SIX communique un montant total de transactions pour 2015 d’environ 1 300 milliards CHF [3], ce qui ne représente qu’environ 3 % du montant total des transactions répertoriées.

En se basant sur le montant estimé réaliste de 40’000 milliards CHF, pour collecter les 170 milliards CHF des revenus fiscaux des collectivités publiques suisses, il faudrait appliquer une taxe de 0,4 % sur chaque transaction.

L’argument principal des opposants aux taxes sur les transactions telles que la taxe Tobin est que de telles taxes ajoutées aux commissions prélevées par les opérateurs des marchés financiers auraient pour conséquence un effondrement des échanges boursiers, ceux-ci se détournant vers d’autres marchés leur offrant de meilleures conditions. Il n’y a aucun doute qu’une taxe de 0.4 % sur le trading à haute fréquence lui porterait un coup fatal. Le fait de savoir si c’est une bonne chose ou une catastrophe n’est pas le propos de cet article. Je tiendrai juste compte du fait qu’il disparaitrait effectivement. Déjà de nombreuses entreprises ayant leur siège en Suisse sont dans les faits cotées sur des marchés boursiers situés à l’étranger et ne seraient pas impactées sur ce plan par une taxe sur les transactions limitée à la Suisse. Si les autres entreprises qui sont actuellement cotées en Suisse déplaçaient leur cotation à l’étranger, déplaceraient-elles également leur siège et leur centre de production en dehors de nos frontières? C’est déjà le cas pour nombre d’entre elles, mais les autres suivraient-elles? On ne peut l’exclure, mais je suis persuadé que non, car ce ne sont pas les qualités des marchés boursiers suisses qui constituent l’attractivité économique de ce pays, mais bien la qualité de sa main-d’œuvre, la fiscalité avantageuse et la simplicité administrative. On peut donc en conclure que même si le marché boursier suisse disparaissait, l’impact sur l’économie réelle serait mineur. De plus, comme le montant des transactions boursières répertoriées ne représente qu’environ 3 % des transactions financières totales, elles se perdent dans la marge d’erreur de cette estimation et l’on peut en conséquence ne pas en tenir compte.
Néanmoins, il serait intéressant de pouvoir déterminer, dans un second temps, quelle serait la baisse des capitaux échangés suite à l’application d’une taxe sur les transactions.

Influence sur les prix
Fondamentalement, la taxe sur les transactions est une taxe sur les prix, qui s’accumule à chaque étape de la formation du prix final. Dans le cas de la TVA, seul le client final non-contribuable paie l’entier de la taxe par un taux sur le prix total, les taxations des étapes intermédiaires étant remboursées aux clients contribuables. Dans le cas de la TTFE, la taxe est payée automatiquement à chaque étape et aucun remboursement n’est réalisé. La taxation complète consiste donc en la somme de toutes les taxations intermédiaires. On peut remarquer un effet collatéral intéressant: la taxe s’applique également sur les taxes perçues aux étapes précédentes de la formation du prix. Ce genre d’effet collatéral est en général évité ou compensé dans les mécanismes fiscaux traditionnels. Mais la TTFE n’est pas un mécanisme fiscal comme les autres. Il faudrait plutôt le considérer comme un élément supplémentaire de la commission perçue par l’opérateur financier et les opérateurs n’ont pas pour habitude de rembourser les commissions qu’ils perçoivent.

La charge fiscale appliquée sur un produit dépendra de la structure de la formation de son prix et sera donc directement dépendante de la manière dont il est fabriqué. Un produit qui requiert de nombreuses étapes de fabrication par des entreprises différentes se verra beaucoup plus taxé qu’un produit ayant un nombre réduit d’entreprises dans sa chaine d’étapes de fabrication. Il en découle que les entreprises seront encouragées à minimiser la longueur de cette chaine, en réalisant plus d’opérations en interne et également en court-circuitant les intermédiaires tels que les importateurs. Cette tendance à l’importation directe est déjà présente dans le système actuel, mais elle sera renforcée en cas de remplacement du système fiscal traditionnel par une TTFE.

Il est impossible de déterminer le taux de taxation final d’un produit sans connaitre l’historique de formation de son prix. En revanche, on peut facilement le calculer pour des cas particuliers. Examinons-en deux, le détail des calculs se trouve dans une feuille de calcul séparée :
1) Un produit est vendu 1000 CHF au client final. Sa fabrication et sa distribution ont requis 10 étapes qui ont chacune ajouté 100 CHF à son prix, TTFE comprise. Avec un taux de TTFE de 0.4 %, on obtient un prélèvement total de 22 CHF, soit 2.2 % du prix final. Pour obtenir un prélèvement total correspondant à une TVA de 10 %, il faudrait appliquer une TTFE de 1.65 %.
2) Un produit est vendu 1000 CHF au client final. Sa fabrication et sa distribution ont requis 10 étapes à partir d’un prix initial de 26 CHF qui augmente de 44 % à chaque étape. Avec un taux de TTFE de 0.4 %, on obtient un prélèvement total de 12.75 CHF, soit 1.27 % du prix final. Pour obtenir un prélèvement total correspondant à une TVA de 10 %, il faudrait appliquer une TTFE de 2.85 %.

La feuille de calcul contient également un tableau qui montre l’évolution du prix du produit en fonction du taux de prélèvement et du nombre d’étapes.

Dans les cas réels, la situation est beaucoup plus complexe, car le prix fixé à une étape dépendra non seulement du prix de la main-d’œuvre et de la marge de l’entreprise, mais également du prix de tous les éléments qui le composent et qui ont été achetées à d’autres entreprises. Chacun de ces éléments possède son propre historique de formation de son prix, composé d’un nombre d’étapes qui lui est propre.

À ce stade, on constate que de manière générale, la répercussion sur les prix d’une TTFE de 0.4 % est très largement inférieure à celle qu’implique la TVA et conduirait à une réduction générale du prix des produits de consommation courante. Comment, dans ces conditions, la TTFE peut-elle générer des recettes équivalentes à l’ensemble de celles produites par le système fiscal traditionnel? Tout simplement parce que le domaine d’application de la TTFE est beaucoup plus large que celui de la TVA. Elle s’applique également aux salaires, aux dividendes, à toutes les transactions boursières, au trafic des devises, aux primes et aux prestations des assurances, etc., en bref à tous les secteurs de l’économie, sans exception.

La TTFE et l’argent liquide
Enfin, si! Il y a deux exceptions. La première est évidente, mais il est néanmoins utile de la mentionner: les transactions induites par la perception de la TTFE et par son attribution aux collectivités publiques concernées sont exemptées de la TTFE.
La seconde concerne, comme mentionnée en début d’article, les transactions effectuées entre particuliers avec de l’argent liquide qui, par définition, ne transitent pas par des serveurs informatiques permettant d’opérer la taxation. On pourrait imaginer que de nombreuses transactions soient réalisées désormais avec de l’argent liquide plutôt que par une opération informatique dans le but d’éviter la TTFE. Même si cela se produisait, il est peu probable que ce recours supplémentaire à l’argent liquide représente une part significative des transactions parce que la simplicité extrême de l’usage des transactions électroniques serait perdue et entrainerait un cout disproportionné par rapport à celui de la TTFE.

On pourrait envisager de supprimer totalement l’argent liquide lors de la mise en œuvre de la TTFE, mais ce n’est probablement pas une bonne idée. Premièrement, même si l’usage de l’argent liquide par les particuliers est en baisse constante, de nombreuses personnes sont encore très attachées à ce mode de paiement, en particulier les personnes âgées qui adoptent beaucoup moins vite les nouvelles technologies que les jeunes générations. Deuxièmement, ces nouvelles technologies ne sont pas encore prêtes à remplacer de manière conviviale tous les paiements actuellement effectués avec de l’argent liquide. Troisièmement, la non-traçabilité des transactions en argent liquide induit l’illusion d’une meilleure protection de la sphère privée des individus et les politiques monétaires tant des états que des grandes banques suscitant toujours plus de suspicion, l’abolition forcée de l’argent liquide conduirait à un refus très net par la population. Il est probablement beaucoup plus intelligent de renoncer à taxer la petite part des transactions qui ne s’y prêtent pas. D’ici une vingtaine d’années, peut-être moins, lorsque l’usage des moyens de paiement électroniques se sera généralisé dans la vie de tous les jours et que l’argent liquide ne sera plus utilisé que pour des transactions délictueuses, on pourra alors envisager son abandon définitif, non pour taxer le quidam jusqu’à son dernier centime, mais par pure mesure de simplification.

Risques pour l’économie suisse
L’analyse de l’influence sur les prix présentée ci-dessus est purement statique et ne tient pas compte d’éventuels effets dynamiques provoqués par le remplacement du système fiscal traditionnel par une TTFE. Outre que mes compétences en «sciences» économiques ne me permettent pas de mener à bien cette tâche, les données statistiques publiquement disponibles sont bien trop fragmentaires pour qu’une telle analyse puisse être envisagée sérieusement. Je me contenterai donc de considérations tout à fait générales.

Globalement, l’effort demandé à l’ensemble de l’économie pour financer les collectivités publiques ne change pas. Seule change la répartition des charges sur les différents secteurs de l’économie. Actuellement, l’essentiel de la charge fiscale repose sur les salaires et sur les bénéfices des entreprises. Avec la TTFE, une part très importante de l’effort serait reporté vers les marchés financiers, en particulier vers le marché des changes. Les mouvements spéculatifs dans ces secteurs seront sérieusement affectés. Représentent-ils une part importante de l’activité de ces secteurs? Je l’ignore, mais selon les spécialistes, la spéculation ne serait pas un acteur majeur, même si son influence sur les cours n’est pas négligeable. De la quasi-disparition de la spéculation des marchés financiers suisses, il ne devrait donc pas résulter de différence notable dans les recettes de la TTFE.

En revanche, la baisse de la pression fiscale sur les entreprises représenterait un avantage considérable pour l’économie réelle. Même en ne reportant qu’en partie les économies réalisées sur les prix de leurs produits, la baisse de ceux-ci augmentera considérablement la compétitivité de nos entreprises et renforcera l’attractivité de la Suisse.

Une baisse conjointe des prix et de la pression fiscale aura comme conséquence immédiate une importante augmentation du pouvoir d’achat des consommateurs. Ce qui, en contrepartie, ne fera que renforcer la santé générale de l’économie.

TTFE et autonomie fiscale des cantons
La perception centralisée d’une TTFE avec un taux unique pour toute la Suisse n’est pas compatible avec l’autonomie fiscale dont jouissent les cantons et les communes. Non seulement ces derniers n’auraient plus le loisir de définir leur propre politique en matière de finances publiques, mais la redistribution des recettes de cette taxe serait entièrement sous le contrôle de la Confédération. D’autre part, en admettant que d’autres nations décident également de remplacer leur système fiscal traditionnel par une TTFE, comment serait appliquée la taxation lorsqu’il y a deux organes de perception dans le cas de transactions internationales? La perception doit-elle être effectuée par le pays correspondant à l’émission de la transaction ou par le pays de réception et quel serait le taux appliqué puisqu’il n’y a aucune raison que les deux pays appliquent un taux de taxation identique?

Ces deux situations sont en fait tout à fait similaires et le problème peut être résolu très simplement en n’introduisant qu’un minimum de complexité supplémentaire. Jusqu’à présent, la question de l’entité qui effectuerait la taxation n’a pas du tout été abordée. Il a simplement été postulé qu’elle serait faite au cours de la transaction.

Une transaction consiste à transférer un montant d’un compte bancaire émetteur à un autre compte bancaire récepteur. Actuellement, chaque compte bancaire est identifié par son numéro IBAN. Ajoutons-lui un identifiant de la localisation fiscale du détenteur du compte, soit le domicile pour un particulier, soit le lieu d’implantation pour une entreprise. À cet effet, en Suisse, on pourrait par exemple utiliser le code postal.
Ainsi, chaque collectivité publique, confédération, canton et commune détermine le taux de TTFE qu’elle veut appliquer en fonction de son degré d’autonomie fiscale. Le taux effectif étant la somme des taux de chaque niveau. Lorsqu’une transaction est effectuée, la banque émettrice ainsi que la banque réceptrice prélèvent un montant déterminé par la moitié du taux effectif pour la commune associée au compte concerné. Ainsi, si les deux comptes impliqués dans la transaction sont associés à la même commune, la TTFE prélevée correspondra exactement au taux en vigueur dans cette commune. Si les communes sont différentes et ont choisi des taux différents, la taxation sera directement adaptée aux choix fiscaux des deux communes.

Ce mécanisme de taxation est totalement décentralisé et parfaitement compatible avec des transactions internationales. Si les deux pays impliqués dans la transaction appliquent la TTFE, le fonctionnement est identique à une transaction à l’intérieur d’un même pays. Si seul l’un des deux pays applique la TTFE, la banque concernée dans ce pays prélève le montant déterminé par la moitié du taux effectif de la commune concernée, comme pour une transaction nationale. La banque située dans l’autre pays applique les modalités en vigueur dans ce pays, quelles qu’elles soient.

Avantages pour la population
– Plus d’impôts sur le revenu à payer. Le financement des collectivités publiques ne repose plus sur une taxation des revenus et des entreprises, mais sur une taxation automatique et transparente de toute l’activité économique de la société.
– La corvée de la déclaration d’impôts est supprimée. Plus besoin de recopier fastidieusement le contenu des certificats de salaire, de faire la liste des déductions autorisées, de retrouver les justificatifs des éléments de la fortune, etc..

Avantages pour les entreprises
– Plus d’impôts sur les entreprises à payer. Le financement des collectivités publiques ne repose plus sur une taxation des revenus et des entreprises, mais sur une taxation automatique et transparente de toute l’activité économique de la société.
– Réduction des couts. Toutes les tâches administratives liées à la fiscalité sont supprimées.

Avantages pour les collectivités publiques
– Suppression des tâches administratives liées aux questions fiscales et en conséquence des couts associés.

On pourrait objecter que la simplification administrative qu’entrainerait le remplacement du système fiscal actuel par une taxe sur les transactions financières électroniques pourrait causer la perte de très nombreux emplois. Oui! C’est une évidence! Mais en quoi cette perte diffère-t-elle des pertes d’emplois occasionnées par des restructurations d’entreprises ayant pour but d’améliorer la rentabilité de ces dernières? Une société doit-elle renoncer à simplifier son fonctionnement lorsque cela est possible sous le seul prétexte de préserver des emplois qui deviendraient inutiles. Faut-il vraiment s’accrocher au dogme qui fait du travail le fondement même de notre civilisation? Voilà une question intéressante, mais il s’agit là d’un autre débat.

Références
1. «Bulletin mensuel de statistiques économiques», BNS, http://www.snb.ch/fr/iabout/stat/statpub/statmon/id/statpub_statmon_hist

2. «Résultat solide et nouveaux investissements pour la Poste, Communication du 19.03.2015», La Poste, https://www.post.ch/fr/notre-profil/entreprise/medias/communiques-de-presse/2015/resultat-solide-et-nouveaux-investissements-pour-la-poste

3. «Statistical Monthly Report—November 2015 Data pertaining to SIX Swiss Exchange and SIX Structured Products Exchange», SIX Swiss Exchange, http://www.six-swiss-exchange.com/monthly_reports/productive_env/2015/11/Mb_swx_stat_201511.pdf